Rencontre avec Céline Devaux

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Avec Tout le monde aime Jeanne, Céline Devaux nous offre un long métrage hors du commun qui dénonce les répercussions du regard de lautre sur nous-mêmes, où lon sinterroge sur des sujets de société traités sous un prisme inédit, le tout rythmé par un humour caustique. Avec cette rencontre exceptionnelle, Francine vous invite à découvrir, sans rien dévoiler de son intrigue, les grands thèmes de ce film, qui est présenté au festival Tapis Rouge, et à vous pencher sur le parcours singulier de sa réalisatrice, pour mieux appréhender son approche esthétique audacieuse.

Avec Tout le monde aime Jeanne, Céline Devaux nous offre un long métrage hors du commun qui dénonce les répercussions du regard de l’autre sur nous-mêmes, où l’on s’interroge sur des sujets de société traités sous un prisme inédit, le tout rythmé par un humour caustique. Avec cette rencontre exceptionnelle, Francine vous invite à découvrir, sans rien dévoiler de son intrigue, les grands thèmes de ce film, qui est présenté au festival Tapis Rouge, et à vous pencher sur le parcours singulier de sa réalisatrice, pour mieux appréhender son approche esthétique audacieuse.

 Pouvez-vous vous présenter ?

 Je suis Céline Devaux, jai trente-cinq ans et je suis la réalisatrice de Tout le monde aime Jeanne, mon premier long métrage. Jai fait des études de littérature puis, jai intégré l’École nationale des arts décoratifs de Paris. Jai commencé par faire des courts métrages danimation, (NDLR : son projet de fin d’études Vie et mort de lillustre Grigori Efimovitch Raspoutine a reçu de nombreuses récompenses et Le Repas Dominical obtient un César en 2016) puis un court métrage, Gros chagrin, qui mélangeait les deux médias. 

 

Comment êtes-vous passé des Arts Décoratifs au cinéma ?

l’École nationale des arts décoratifs de Paris propose une spécialisation cinéma danimation. Très vite, j’ai eu envie de mintéresser à ce médium, jai eu envie de faire du cinéma. Ne pas venir dune école de cinéma est inhabituel, mais jai pu observer qu’être un outsider, cest utile quand on cherche à montrer des choses différentes.

 

Pouvez-vous nous parler de tout le monde aime Jeanne ?

Tout le monde aime Jeanne, cest une comédie de la dépression. Ce film parle de l’échec, de la honte, de la peur, mais il le fait en tirant le comique du tragique. Ce qui est je pense, assez proche de ce qui se passe dans la vie.

Cest lhistoire de Jeanne (Blanche Gardin), championne écologique contemporaine. Cette femme au métier irréprochable vit une humiliation publique énorme en ratant linauguration de son projet de sauvetage des océans. À partir de là, nous la suivons, sans le sou et sans perspective, alors quelle doit retourner à Lisbonne vendre un appartement familial. Sur le chemin, elle va rencontrer Jean (Laurent Lafitte), qui est un type un peu bizarre. Il soutient quils sont allés au Lycée ensemble et que tout le monde était amoureux delle. Il va lui coller aux basques pendant tout le film

 

À quel moment, durant le processus de création de Tout le monde aime Jeanne, lanimation sest-elle imposée dans le film ? 

 

J’écris en dessinant. Lidée du dessin simpose assez vite dans tout ce que je fais. Au début, j’avais juste lidée de raconter lhistoire dune femme un peu perdue. Ensuite, j’ai réalisé que ce que je voulais, c’était parler de la honte. Et pour parler de ce sentiment, je trouvais intéressant de rendre visuel lintériorité de la personne qui le ressent. Jaurais pu marrêter à la voix off car, finalement, ce sont toutes ces voix dans nos têtes (peurs, souvenirs, autocritiques) qui nous rappellent nos angoisses. Mais je trouvais que les incarner avec ce « petit fantôme », ce personnage chevelu-diabolique, donnait une nouvelle perspective. 

 

 La représentation de ce « petit fantôme » est-elle une piste dexploration personnelle ? 

Lidée du petit fantôme est inspirée dune BD que je dessine en secret et qui retrace mes histoires humiliantes. Jai tiré le fil de quelque chose qui me suit depuis longtemps. Néanmoins, lillustration du « petit fantôme » a été inventée pour ce film.

 

Il y a un contraste immense entre ce que pense Jeanne via ce « petit fantôme » et ce quelle dit. Pensez-vous que nous puissions rester nous-mêmes au contact des autres ? 

Cest un film qui parle de perception. Quand Jeanne rencontre Jean, cest son apriori qui parle (et le nôtre) : Jean est un gros lourd. Par principe, lhomme qui vient nous parler alors quon nen a pas envie, cest un lourdaud. Pourtant, Jean ne dit que des choses gentilles. C’était aussi loccasion de montrer la complexité de la perception.

Jeanne, elle, reste polie en apparence, mais elle nest pas elle-même. Elle est alourdie par cette obligation d’être polie, mais également par la mauvaise image quelle a delle-même. Comme beaucoup dentre nous, elle est constamment en représentation. Quand elle réussit, elle porte une énorme responsabilité sur ses épaules et, quand elle échoue, elle a une position morale très lourde à porter. Elle a du mal à dire la vérité, à être honnête. Cest trop dur.

 

Pourquoi avoir choisi Lisbonne pour planter le décor du film ? 

C’est une ville que je connais bien. La première fois que jy ai séjourné, c’était en 2013. Jai pu y voir les conséquences de la crise économique de 2011. En France, laustérité était présente bien sûr, mais sans les conséquences immédiatement matérielles que subissaient les Portugais. Eux étaient amputés de 30% de leur salaire, virés de leurs appartements À cette époque, les Français (et les autres ressortissants étrangers) pouvaient sinstaller au Portugal et ne payaient dimpôts ni dans leur pays d’origine ni dans leur pays de résidence. Lidée derrière cette loi, maintenant révolue, était de booster l’économie portugaise. Mais les prix de limmobilier ont augmenté très rapidement et ont forcé des milliers de Portugais à déménager.

Je suis de cette génération qui a été bercée par lillusion européenne de la démocratisation des voyages par les compagnies aériennes low cost et l’émergence dAirbnb. On avait le sentiment de pouvoir aller dun pays à un autre comme si on prenait le métro On vivait dans lappartement de quelquun quon ne connaissait pas, on prenait des photos et on revenait en racontant ce quon avait vu. On n’était pas dans l’échange. En vérité, cela sest transformé en une destruction spéculative et esthétique. Soudainement les villes étaient des images et les images appartenaient à tout le monde. 

 

Par ailleurs, à Lisbonne les couleurs sont partout, la mer scintille au loin J’ai le sentiment que lorsquon narrive pas à voir la beauté dun endroit (comme cest le cas pour notre protagoniste), cest la confirmation quon ne va pas bien. Quand on est heureux et en bonne santé, à linverse, on voit la beauté partout. 

 

En comparaison, quelle image avez-vous dAmsterdam ?

Cest une ville daction avec une lumière très particulière qui permet cette circulation entre extérieur et intérieur, une sorte de nappe dorée même en hiver. 

 

Comment voyez-vous le fait de vivre à l’étranger ? 

Jai grandi dans un milieu expatrié en Allemagne et en Suisse. Je trouve que cest un milieu très compliqué où lon trouve beaucoup de certitudes et de renfermement, mais également une mixité sociale intéressante. 

Jai beaucoup de souvenirs dentre soi. Cela vient probablement du fait que lon nest pas dans un système de voyages, mais de ports dattache. On restait un an ou deux avant de repartir ailleurs. De ce fait, on saccrochait aux autres Français comme une moule à son rocher. En revanche, des personnes issues de milieux sociaux différents, qui ne se parleraient probablement pas en France, sont amies à l’étranger. Évidemment il sagit majoritairement de milieux très aisés. Dailleurs, on parle bien d’« expatriés » et non d «immigrés »pour marquer une différence.

 

 

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La sensibilité et lanxiété que lon peut ressentir dans des moments de vulnérabilité sont particulièrement bien représentéEs dans votre film. Lagression des cinq sens par le monde extérieur est presque tangible et pourtant subtilement amenée.

 

Merci. Je pense que le ressenti des individus dits « angoissés » est très intéressant. Ils voient, vivent, ressentent en haute définition et peuvent le transmettre à dautres qui nen ont pas conscience. Ils sont pafois en mesure de trouver les mots ou les vecteurs poétiques dune certaine conscience du monde.

Je vous invite à observer le travail de Marion Fayolle qui fait des illustrations qui en sont un exemple particulièrement parlant. Elle crée des métaphores dune élégance folle.

 

Pensez-vous que la maladie mentale et le suicide sont encore des sujets tabous ?

 

De moins en moins. Dailleurs, on assiste en ce moment à une vulgarisation des termes concernant la maladie mentale sur les réseaux sociaux. Le fait quon ait libéré la parole à ce sujet invite beaucoup de gens à sauto-définir par des termes pathologiques, HPI, hypersensible.

Par ailleurs, aller mal nappelle pas, selon moi à une conversation. Quand on est déprimé, il ny a pas de solution que linterlocuteur en face puisse apporter, à moins quil ne soit thérapeute. Il na pas à se rendre utile, juste à écouter. Ce qui est très difficile. Lhumain a du mal à ne pas être dans laction. Dans le film, seul Jean ne ressent pas le besoin d’être actif. Il est dans une sorte de résignation pacifique. Dans notre société, lanxiété et la dépression sont difficiles à appréhender, car les personnes touchées par ces maux ne sont plus dans laction. Ils ne sont plus « utiles ».

 

Avez-vous une opinion concernant la place des femmes dans le cinéma que vous souhaitez partager ? 

 

Dans le cinéma français, on peut noter que lon est assez bien loti avec 40% de premiers films réalisés ou co-réalisés par des femmes. En France, nous avons des figures tutélaires de cinéastes femmes depuis longtemps et cela continue de croître. Ma productrice, Sylvie Pialat, pour ne citer quelle, ne manque pas de puissance. Cest dailleurs, grâce à elle, que Tout le monde aime Jeanne a pu se faire. 

Mais selon moi, la place des femmes au cinéma se joue aussi et surtout au niveau de la représentation dans la fiction. Lhomme hétéro blanc est présent dans tous les corps de métier du cinéma français depuis toujours, mais il a également pu jouer tous les spectres de lhomme dans la fiction. Tous les petits garçons blancs de ma génération ont pu sidentifier à un panel de personnages incroyables. Alors que nous, les petites filles, nous navions que peu de choix. Aujourdhui, il est essentiel daccorder aux femmes la possibilité d’être présentes dans tous les rôles. Il faut des femmes, cruelles, drôles, pas drôles, méchantes, etc.

 

Selon vous, lusage des quotas est-il pertinent ou faut-il laisser faire les choses « naturellement » ?

 

Les quotas sont déjà là. Mais il y a une différence entre la mise en place de mesures et les comportements quotidiens qui vont mettre beaucoup de temps à changer… 

 

Avez-vous de nouveaux projets en cours ?

Je travaille sur deux films. Le premier est entièrement animé et lautre un film multimédia.
 

Pour découvrir les tribulations de Blanche Gardin et Laurent Lafitte, dans Tout le monde aime Jeanne, rendez-vous le 13 et le 14 novembre au Filmhallen, à loccasion du festival Tapis Rouge. Si vous aussi, vous souhaitez poser vos questions à Céline Devaux, saisissez loccasion et prenez vos places pour la soirée spéciale du lundi 14 où la projection du film sera suivie dune session de Q & A.

Dailleurs, croyez-le ou non, mais, depuis lentretien, de nouvelles questions ont surgi dans nos têtes ! Il est fort probable que vous croisiez une ou deux ou trois Francine ce soir-là…

 

Carte d'identité

Prénom : Céline

Nom : Devaux

Profession : Dessinatrice, scénariste, réalisatrice

actu : TOUT LE MONDE AIME JEANNE